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Le fédéralisme en Belgique vu à partir de la Communauté germanophone de Belgique, de l’Europe et de ses régions frontalières


Le fédéralisme en Belgique vu à partir de la Communauté germanophone de Belgique, de l’Europe et de ses régions frontalières

05/12/2010 

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Mesdames,
Messieurs,

Aujourd’hui, je reviens dans ce château pour la deuxième fois de ma vie. La première fois, c’était il y a exactement 32 ans : Monsieur Charles Ferdinand Nothomb m’avait invité alors que j’étais jeune assistant à l’Université Catholique de Louvain. On se trouvait quelques mois après les fameux accords d’Egmont, par lesquels on avait décidé de supprimer les Provinces et de les remplacer par des sous-régions. Il m’avait demandé de faire un exposé sur les niveaux intermédiaires de pouvoir en République Fédérale d’Allemagne. 

Evidemment, j’ai été très honoré à l’époque d’accompagner mon Professeur, Monsieur Paul Orianne, et nous avions passé une très agréable journée.  Nous avions même redessiné une Belgique qui devait être définitivement réorganisée, après une grande crise. Nous avions cru de bonne foi, à l’époque, que ce serait une bonne fois pour toutes. 

Maintenant, nous nous situons quelques décennies plus loin, au début d’une deuxième décennie d’un nouveau millénaire, et nous sommes bien obligés de constater que la tâche n’est pas encore tout à fait accomplie. 

J’étais ravi quand Monsieur Nothomb a  initié cette journée d’étude en l’intégrant dans un contexte historique particulier à la Communauté germanophone : celui du Traité de Versailles.  Nous avons vite constaté qu’il y avait autour de ce sujet tellement de choses intéressantes à dire, qu’on pourrait, en fait, faire une année entière d’étude, et au minimum, une série de conférences.  Mais au fond, je crois que  la neige nous a un peu facilité la tâche.  Imaginez-vous que tout le monde soit vraiment venu.  Nous aurions dû prolonger cette journée jusqu’à dix heures du soir, et nous n’aurions quand-même pas pu terminer.  J’avais dit à Monsieur Nothomb : « Vous savez, le moment le plus difficile pour faire un exposé, c’est toujours après le repas.  Mais comme, de par ma fonction,  les gens devront être particulièrement polis avec moi, ils feront  semblant d’être attentifs et ils seront gênés de s’endormir, donc, je choisis ce moment-là pour prendre la parole ».

Nous voilà ainsi après ce repas, qui était d’ailleurs très agréable.  Ce n’est pas moi, mais la Communauté germanophone, qui a  l’honneur de vous l’offrir. Non pas comme cadeau de Saint Nicolas,  car vous n’avez vraiment plus l’âge des cadeaux de Saint Nicolas, mais pour honorer votre présence. En effet, un dimanche est un dimanche pour tout le monde, et pour vous tous, venir le passer ici pour étudier un sujet est quand-même un  geste remarquable. 

En fait, je m’étais un peu préparé à vous exposer quelques idées sur la situation de la Belgique et de la Communauté germanophone en lien avec l’Histoire. Parce que, comme partout et dans toutes les circonstances, on ne peut pas comprendre le présent, on ne peut pas vraiment se situer dans une perspective d’avenir, si on n’a pas une très bonne compréhension de l’Histoire. 

Mais je n’imaginais pas que je devrais faire trois discours en un.  Car chaque point mérite l’attention. S’il y a une chose vraiment caractéristique quand on parle de ce qu‘est devenu entre-temps la Communauté germanophone, c’est l’Histoire à tous les niveaux.  Le lien entre les frontières et l’Histoire est d’ailleurs une dimension qui me paraît particulièrement fondamentale partout au monde. 

Vous pouvez étudier l’Histoire dans tous les pays du monde.  Vous allez toujours découvrir des moments compliqués et qui ont trait à la création de frontières, leur disparition ou leur modification. D’ailleurs, le phénomène de la frontière est fondamental à la fois pour les individus et pour les collectivités.  Nous ne sommes des êtres humains qu’à partir du moment où nous avons compris que nous sommes différents de notre mère.  Les psychologues parmi nous connaissent ce sujet mieux que moi.  Les collectivités territoriales n’existent que par les frontières qui les différencient de leurs voisins.  Il est toujours dangereux (et je suis vraiment conscient de ce que je dis), de vouloir changer une taille.  Les hommes et femmes aussi peuvent changer de dimension.  Ils peuvent augmenter ou diminuer de taille, mais c’est très difficile. Pour ce faire, il faut beaucoup de  discipline alimentaire. Pour les collectivités territoriales, être petites ou grandes est quelque chose qu’il vaut mieux ne pas trop remettre en question.  Si on veut y changer quelque chose, on doit changer les frontières.  Je connais peu de frontières de collectivités territoriales qui ont été modifiées paisiblement, sans guerres, sans violences et sans grands conflits.

Je viens de faire allusion à un principe universel, et il joue un  grand rôle pour la Communauté germanophone.  On nous reproche souvent, et on a toujours le droit de tout critiquer, que, pour devenir également une entité fédérée à part entière en Belgique, nous sommes beaucoup trop petits. Alors je réponds toujours que c’est peut-être vrai. Je dis également : » Vous n’imaginez pas à quel point, en 1918, ceux qui voulaient rattacher à la Belgique une partie beaucoup plus grande de l’Allemagne allant jusqu’au Rhin, m’auraient fait le plaisir d’être aujourd’hui Ministre-Président de cette région-là, car discuter avec les Flamands et les Wallons sur une régionalisation de la Belgique dans ces conditions-là aurait été intéressant ! 

Pour la même raison, à ceux qui me demandent à mi-voix : « Ne souhaiteriez-vous quand-même pas retourner à l’Allemagne ? Vous y étiez jusqu’en 1920 », je réponds : « Surtout pas. Imaginez mes chances d’être Ministre-Président dans un Land grand comme la Rhénanie-Nord-Westphalie avec ses 18 millions d’habitants. Statistiquement, elles sont beaucoup plus grandes avec 75.000 habitants ». Voilà, je faisais juste un peu d’humour après notre bon repas. 

De plus, il faut  savoir que, pour ceux qui connaissent la tradition rhénane, nous sommes déjà en période du Carnaval depuis le 11.11 à 11 heures et ce,   jusqu’au mercredi des cendres. Les montres fonctionnent autrement dans le Rhénanie belge, allemande et même un peu hollandaise.  Partout où existe le carnaval rhénan, on ne se prend pas trop au sérieux ces moments-ci.

Néanmoins, j’essayerai quand-même de vous parler de choses sérieuses.  Etre grand ou petit, c’est finalement quelque chose que l’Histoire vous apporte.  Il vaut mieux ne pas trop changer ces choses-là.  Etre plus réaliste et dire, je suis comme je suis, et puis j’essaie de faire de cela la meilleure des choses et de m’intégrer là où je peux jouer un rôle.

C’est d’ailleurs aussi une vérité fondamentale pour la Belgique.  Pour comprendre la Belgique, il faut revenir à l’Histoire.  Peut-on définir l’identité belge, s’il existe une identité collective en général et une identité belge en particulier? Peut-on la définir autrement que par l’Histoire ?  J’ai assisté, il y a quelques semaines, à Berlin, à une grande conférence de la « Deutsche Nationalstiftung ». C’est une des grandes Institutions allemandes créées par le Chancelier Schmidt et d’autres, dans laquelle tous les Présidents allemands sont Présidents d’honneur et où ceux-ci font vraiment un grand travail sur l’identité allemande. Cette année, ils faisaient leur conférence annuelle sur le thème des « Identités nationales dans une Europe soudée (Die nationalen Identitäten in einem zusammenwachsenden Europa) ».  J’avais en fait été invité à remplacer Monsieur Lode Willems qui était empêché parce qu’il est maintenant  à la Banque et non plus dans la diplomatie. Il leur avait dit : « Invitez ce politicien-là, il saura vous amuser et de plus il parle l’allemand, ce qui n’est quand-même pas inintéressant ». 

La première question qu’on m’a posée était : Comment définissez-vous l’identité belge ?  Ce n’est pas évident.  Alors, j’ai procédé par élimination. Je ne sais pas vous parler en belge.  La Belgique est un pays plurilingue, avec plusieurs cultures.  C’est un petit pays, mais il est doté d’une grande richesse.  De plus, c’est un pays qui, dès son origine, a connu des conflits entre Flamands et francophones.  Ces conflits sont aussi vieux que la Belgique elle-même. 

D’ailleurs, aux débuts de la Belgique, il y avait plus de germanophones en Belgique qu’aujourd’hui. A cette époque-là, ce qu’on a appelé par après les Cantons de l’Est ne faisaient pas encore partie de la Belgique.  Pour en faire la preuve, j’ai retrouvé un document que j’avais montré à Monsieur Nothomb il y a quelque temps, c’est un extrait d’un livre daté de 1836, publié à Tübingen et Stuttgart, intitulé « Historisch diplomatische Darstellung der völkerrechtlichen Begründung des Königreiches Belgien von Nothomb ».  C’est déjà la famille Nothomb qui, à ce moment-là, apparaissait. Ce livre est écrit en allemand. En annexe, à partir de la page 98, il y a le texte de la Constitution belge de 1831 en allemand. C’est très intéressant à lire. De plus, le livre est écrit en allemand gothique et l’orthographe est encore différente, on écrit par exemple  « Von dem Staatsgebiete und seinen Eintheilungen » avec le mot Eintheilungen orthographié « th ».  C’est vraiment très passionnant à lire. Pourquoi écrivait-on en allemand ? Parce qu’il y avait une grande partie de la Belgique, beaucoup plus grande qu’aujourd’hui en tout cas, où on parlait l’allemand. Il s’agissait évidemment du Luxembourg et d’une partie de la Province du Luxembourg, ainsi qu’une petite partie des régions de mon côté, situées de l’autre côté de la frontière linguistique.  L’allemand est déjà présent en Belgique depuis très longtemps.  C’est vrai aussi que, dans l’Histoire qui a  suivi, tout cela a changé. Particulièrement dans la région où nous nous trouvons aujourd’hui, cet aspect des choses n’a jamais eu une véritable reconnaissance officielle. 

C’est en cela que les coopérations avec la Communauté germanophone peuvent parfois être très intéressantes : elles sont un lien qu’on peut restituer avec l’Histoire. Quand on se rend au Palais Provincial de Liège, on y voit des armoiries de princes de Bavière.  C’est toujours très intéressant d’expliquer aux Liégeois qu’ils sont finalement en train de discuter sous des armoiries de Bavière.  L’Histoire joue donc un grand rôle. L’Histoire de la Belgique est évidemment aussi l’Histoire de ce conflit. Et j’ai personnellement le sentiment que cela restera éternellement quelque chose qui gardera une dimension conflictuelle ou qui, en tout cas, sera source de tensions. 

Mais des conflits peuvent également être très positifs.  Ils peuvent enrichir, créer une émulation de tous côtés.  Il faut évidemment aussi qu’on puisse trouver des solutions.  Je crois que j’avais dit à Berlin que ce qui est caractéristique de la Belgique, c’est qu’elle a développé tout au long de son Histoire une extraordinaire capacité de compromis. 

On peut évidemment, quand on examine cette Histoire, la diviser en plusieurs grandes étapes. La partie de l’Histoire qui est celle de la fédéralisation de la Belgique, remonte en fait à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, quand on a créé ce fameux Centre Harmel en 1946. C’est une loi du 21 avril 1946 qui a finalement donné lieu, en 1958, à un volumineux rapport de 400 pages. C’est dans celui-ci qu’on trouve véritablement le début de la situation actuelle.  Auparavant déjà, il y a eu l’Histoire depuis 1830, et même avant. La  vraie Histoire commence probablement avec le Congrès de Vienne. 

 On peut même retourner plus loin dans l’Histoire. Ceci est la spécialité du Professeur Alfred Minke, qui a étudié cette période-là en général, et particulièrement pour la Communauté germanophone. Il est fort intéressant de savoir que la Communauté germanophone d’aujourd’hui, et plus largement la Belgique, n’ont été regroupées qu’à partir du Congrès de Vienne.  Le Congrès de Vienne qui a créé le Royaume des Pays-Bas (avec le Nord et le Sud). C’est la première fois également que la Belgique actuelle s’est retrouvée dans un contexte commun. La Communauté germanophone d’aujourd’hui avait été attachée à la Prusse, les communes de Malmédy et Waimes incluses qui étaient depuis ce temps déjà majoritairement francophones. 

Et puis, il y a évidemment la création de la Belgique par sécession, il ne faut pas l’oublier.  La sécession est une chose qui n’est pas inconnue en Belgique. Elle est à l’origine de notre pays. Il y a eu cette tension et on ne peut comprendre la Belgique que si on observe en détail les relations entre francophones et Flamands. 

Et là, il peut être intéressant de connaître la version germanophone. Ce n’est ni la wallonne ni la flamande, mais elle n’est pas neutre non plus.  Nous avons notre propre vision de la chose, et elle est aussi subjective que celle des autres, mais elle est un peu différente.  En observant ce qui se passe, à notre point de vue, la situation peut se comparer à celle d’un vieux ménage qui a des difficultés, au sein duquel l’amour a quelque peu disparu, mais qui  peine à se séparer et qui constate que, finalement, rester ensemble demeure encore la meilleure solution.  Et quand les époux sont convaincus de cela, peut-être l’amour renaît-il même un peu. C’est cela qui se vit actuellement. 

En Belgique, la difficulté est double. D’abord, c’est une dispute à deux. Il est beaucoup plus difficile de se disputer à deux qu’à seize Länder allemands, par exemple, huit Länder autrichiens, ou vingt-six Cantons suisses.  Car ils se disputent là-bas aussi. Mais leurs disputes se déroulent tout à fait différemment d’une dispute à deux où il y a deux fronts. Dans ce cas, on n’a pas tellement de possibilités de compromis  sous forme d‘alliances un peu plus complexes et le tout évolue alors autrement. C’est très difficile de se battre à deux, surtout quand vous êtes si différents. 

Il faut bien reconnaître la différence entre la Flandre et la Wallonie : les points de vue culturel, de la langue, de la situation, etc. sont très différents. Depuis que je suis actif professionnellement, et c’est depuis 1975 déjà, j’ai souvent été  en Wallonie, et j’y ai même passé une grande partie de ma carrière professionnelle : d’abord à l’UCL, puis à la Société Régionale d’Investissement de Wallonie (SRIW). Mais j’ai souvent été en Flandre aussi. On m’envoyait toujours en Flandre parce que je connaissais un peu mieux le Néerlandais que beaucoup d’autres, et de plus,  cela m’a toujours intéressé. 

Les différences sont grandes.  Elles ne disparaîtront pas. Elles devront être rendues, d’avantage encore qu’aujourd’hui, compatibles. C’est cela le vrai défi. Dire qu’il n’y a pas de différences ou qu’on peut les supprimer,  je  crois que cela n’est vraiment pas possible.  Le milieu le plus dur, il faut le savoir aussi,  n’est pas le milieu politique mais le milieu patronal flamand. Si vous voulez rencontrer des Flamands purs et durs, allez à une réunion de ce qui était Fabrimétal, actuellement  Agoria, vous y  ferez l’expérience de ce que c’est. D’ailleurs, le document de la Warande, qui est une production d’universitaires, de responsables de banques et d’entreprises,  démontre à suffisance que les différences sont conséquentes.

Et, ce qui est encore plus important peut-être, c’est que le rapport de force a changé dans l’Histoire.  Ceci a laissé beaucoup de traces.  Aux débuts de la Belgique, les francophones dominaient les Flamands (je simplifie un peu), et ensuite,  avec l’instauration du suffrage universel, le déclin de l’industrie du charbon et de l’acier et la genèse de l’industrialisation en Flandre, les choses ont changé, et le rapport de force  s’est inversé.  C’est cela peut-être qui rend les choses encore plus difficiles. Il y a toujours, consciemment ou inconsciemment, une revanche à prendre sur quelque chose. J’ai dit un jour à une journaliste, qui a alors toute de suite relevé l’expression : « Vous savez, en Belgique, le problème c’est que tout le monde est une minorité, mais nous ne sommes pas capables de ratifier la Convention du Conseil de l’Europe sur la Protection des Minorités nationales ». 

Les germanophones sont une minorité, ce n’est pas difficile à comprendre.  Les francophones sont devenus une minorité. Parfois, ils ne le savent pas encore.  Les Flamands sont depuis très longtemps en majorité, mais ils se comportent encore  comme une minorité.  Rappelez-vous cette belle phrase du frère de Bart De Wever, qui est d’ailleurs actuellement dans la presse avec son exposition sur l’Histoire en Flandre. Monsieur le professeur De Wever disait en décembre 2007 que si les Flamands n’étaient pas tellement accablés par  leur sentiment d’infériorité, ils auraient depuis longtemps déjà abandonné les communes avoisinantes de Bruxelles, car elles sont définitivement francophones.  Cette situation ne changera jamais dans les faits, mais il est impossible pour les Flamands d’abandonner ces communes. 

La problématique des Fourons que Monsieur Nothomb connaît très bien, et plus encore celle de BHV sont identiques.  Si on veut saisir pourquoi les Flamands réagissent comme ils réagissent, il faut comprendre cela.  J’ai eu  de nombreux entretiens très intenses avant de créer ce fameux conflit d’intérêt que la Communauté germanophone avait fait au moment où il fallait donner encore un peu de temps à une solution négociée. J’ai longuement consulté les francophones et les Flamands, et c’est vraiment un peu comme si vous aviez,  le même jour, la visite de l’Ambassadeur d’Israël et de celui de l’Autorité palestinienne.  Quand vous écoutez les gens, ils ont tellement de conviction et d’arguments que vous avez tendance à leur donner raison à tous deux, mais le problème c’est que c’est impossible !  Il faut une compatibilité. Il faut trouver un compromis quelque part.   Il vaut mieux bien connaître tout ceci, et  accepter cette dimension complexe et conflictuelle, si on veut trouver des solutions.  Si on croit que tout cela n’est que de la politique politicienne, que c’est un jeu ou que ce n’est pas sérieux, on n’arrivera pas à conclure. 

Evidemment, la problématique est amplifiée et dramatisée, c’est certain. La politique en fait, en partie, son fonds de commerce, les médias vivent également de cela. Ce qui est certain, c’est qu’en Belgique, tout est toujours directement polarisé. L’élément le plus significatif, qu’en fait personne à l’étranger ne connaît si vous ne l’expliquez pas vraiment en détail, c’est la disparition des partis nationaux. Bien avant la création de la Belgique Fédérale les partis, les grandes familles, se sont séparées en deux parties complètement différentes qui ont parfois entre elles plus de conflits qu’avec leurs concurrents idéologiques du même côté linguistique.   C’est en cela que la Belgique a une dimension confédérale. Par définition juridique, la Belgique ne peut pas être une Confédération s’il n’y a pas d’Etats indépendants.  Mais quand on dit qu’on veut plutôt une solution confédérale, en fait, c’est un peu cela qui se trouve en arrière-plan. 

Il ne faut pas trop jouer sur les mots.  La Suisse, le pays le plus fédéral au monde, s’appelle en allemand  » Schweizer Eidgenossenschaft », en français « Confédération Suisse », alors qu’elle n’est évidemment pas une Confédération. Indépendamment de ceci, tout ce que je viens de vous dire jusqu’à présent va dans un même sens : la Belgique est un pays très centrifuge.  Le défi, l’expérience, le grand test qui a été fait, c’est de dire à un moment déterminé de cette deuxième partie du vingtième siècle : » Nous allons essayer de sortir de ces tensions en réorganisant le pays en Etat fédéral, en diminuant ainsi les zones de frictions, en rendant chacun plus responsable de lui-même tout en gardant des responsabilités communes et des mécanismes de solidarité. 

C’est pour cela que le fédéralisme belge est fondamentalement un fédéralisme dissociatif, comme on appelle cela dans le langage scientifique par opposition aux fédéralismes plus coopératifs. C’est un fédéralisme dissociatif qui a dû palier à cette dualité et ce dualisme perpétuels entre les deux grandes entités par un système très complexe au niveau de l’organisation des entités fédérées. 

Il y a deux choses que personne ne comprend à la Belgique quand il la regarde de l’étranger.  C’est d’abord le fait qu’on n’ait pas de partis nationaux. Les étrangers, y compris ceux qui vivent depuis trente ans à Bruxelles, ne se rendent pas compte que c’est possible. Ils découvrent cela quand je donne des conférences en allemand à Bruxelles devant 200-300 personnes, et cela arrive souvent pour le   milieu européen. Des gens qui sont là depuis dix ans viennent me dire : « Cela, je ne l’avais pas encore remarqué, je n’en avais pas  saisi la portée, je n’imaginais pas que ce soit possible ». 

L’autre aspect, c’est l’extrême complexité du niveau des entités fédérées, la bicéphalité.  Cela n’existe nulle part ailleurs au monde, que vous ayez deux types d’entités fédérées, des Communautés et Régions qui, de plus, sont organisées d’une manière asymétrique, car en effet, l’organisation est différente si on se situe du côté flamand, bruxellois, wallon ou chez nous.  Cette bicéphalité asymétrique est quelque chose, vous pouvez en être sûrs, que personne ne comprend, même si vous l’expliquez trois fois.  Là se trouve la vraie difficulté de comprendre la Belgique, mais c’est la seule !  Pour le reste, la Belgique est basée sur un système assez simpliste. Tout le monde s’occupe plus ou moins de ses affaires.

En Allemagne, par exemple, chaque loi fédérale, en principe, est exécutée par les Gouvernements des Länder, sauf si la Constitution prévoit autre chose. Une loi fédérale allemande a toujours un arrêté d’exécution dans chaque Land.  Ceci n’existe pas en Belgique.   La difficulté, quand j’explique la Belgique en Allemagne, c’est que la Belgique est beaucoup plus simple que l’Allemagne. Quand je dis cela aux Allemands, ils rigolent d’abord. Je vais vous expliquer quelque peu l’Allemagne, parce que eux, ils ne la comprennent pas tout à fait non plus, d’un Land à l’autre. Quand je demande à un Bavarois ce qu’est un « Landschaftsverband Rheinland », il me regarde avec de grands yeux. On a par exemple un système de loi communale tout à fait différent en Rhénanie-Palatinat (où les villages ont encore leur bourgmestre) et en Rhénanie du Nord-Westphalie (où les communes sont fusionnées et où le Bourgmestre est alors en même temps Secrétaire communal)… Ce sont deux mondes différents.  C’est là que réside la vraie complication.  En fait, ce qui est compliqué en Belgique,  c’est uniquement cette organisation en Communautés et Régions. 

Et c’est cette asymétrie qu’il faut comprendre si on veut comprendre la Belgique.  Pourquoi avons-nous cela ? C’est très simple.  On vous a toujours expliqué que le communautaire est plutôt attaché à la personne et que le régional, c’est la Région. L’idée n’est pas fausse, mais la vraie raison est toute autre.  La vraie raison est Bruxelles.  Sur Bruxelles, la Communauté flamande et les Francophones ont une vision complètement incompatible.  C’est un peu comme à Jérusalem. 

Pour la Flandre, c’est une ville flamande usurpée par les francophones au fil des siècles. Pour les Wallons,  c’est une entité à part entière.  De plus, les Wallons ont eu l’idée géniale de faire  une alliance Bruxelles-Wallonie. Vous imaginez à quel point les Flamands apprécient cela.  Etre dans un système où ils se trouvent seuls contre 2, ils adorent !  Quand j’ai dit à De Wever lors de notre entrevue qu’il  devra quand-même bien un jour accepter la Belgique avec Bruxelles comme entité fédérée, il me dit : «  Je le sais bien, mais je veux le faire payer très cher », ce qui est logique dans sa position. Quand je lui dis : «  Mais si tu acceptes  un ménage  à trois, tu peux aussi nous accepter, nous les germanophones, comme quatrième ! », alors, il me répond : «  Mais tu es fou, je ne veux quand-même pas jouer dans une pièce à trois contre un ! ».  Tout ceci est très important, il faut bien le comprendre.  Cette complication avec les entités fédérées provient de Bruxelles et de rien d’autre. 

Il faut approfondir la solution sur Bruxelles. Pourquoi a-t-on  fait le choix des compétences communautaires et régionales comme on l’a fait, et comment règle-t-on les cas difficiles ? On est en train de régler le problème de Bruxelles et, au même moment, sans le savoir, on règle celui de la Communauté germanophone.  C’est notre vrai problème à nous.  C’est pour cela que nous sommes tellement bien au courant de ce qui se passe à Bruxelles.  C’est pour cela aussi que j’essaie d’avoir de nombreux  liens institutionnels avec la Région bruxelloise. Qu’on soit Communauté ou Région pour une matière, cela veut simplement dire, Bruxelles peut  gérer, ou bien ce sont les Flamands et les francophones qui gèrent à Bruxelles en lieu et place des Bruxellois. De même, tout ce qui est communautaire est de la compétence des germanophones et tout ce qui est régional est géré par les Wallons. 

Pourtant ce n’est pas exact, comme on l’a dit ce matin, que la Communauté germanophone fait partie de la Wallonie.  C’est même tout à fait faux.  La Communauté germanophone est une entité fédérée à part entière aux  côtés de la Wallonie, avec le même statut, mais la région de langue allemande est à la fois territoire de la Communauté germanophone et fait également partie du territoire de la Région wallonne.  C’est une grande différence, ce n’est pas seulement un jeu de mots.  Tout comme à Bruxelles.  Bruxelles a même encore plus. Bruxelles, chose unique au monde, fait partie de trois entités fédérées.  Bruxelles est la Région de Bruxelles-Capitale,  Bruxelles est la Communauté flamande et, en même temps, elle est la Communauté française. Trois entités fédérées distinctes exercent des compétences, en partie identiques d’ailleurs, en ce qui concerne les Communautés, sur le même territoire. C’est extrêmement complexe.  C’est cela le compromis à la belge ! 

Tout le fédéralisme belge n’a pu démarrer en 1980 qu’à cause de cette construction-là.  Si on n’avait pas  imaginé cette chose extrêmement complexe, on n’aurait jamais eu une solution en matière de fédéralisation.  C’est assez génial, parce que cela a permis de démarrer.  On a laissé Bruxelles au frigo pendant dix ans. En 1989, Bruxelles a été créée, puis les choses ont commencé à évoluer.  Mais au même moment, et c’est cela la deuxième dimension de la génialité du compromis à belge que j’essaie toujours d’expliquer à l’étranger, non seulement ils ont trouvé cette chose complexe pour régler un cas de la même difficulté que celui de Jérusalem, mais ils sont en même temps parvenus à la rendre  opérationnelle. Deux entités fédérées (Communautés et Régions) côte à côte, cela ne peut pas marcher.  D’ailleurs en Flandre on a tout de suite réglé le problème. On a fusionné les organes (un Parlement et un Gouvernement) et puis le reste est réglé par les spécialistes. Que les quelques députés flamands bruxellois ne puissent pas voter un décret qui s’appelle décret de la Région flamande, cela n’intéresse vraiment personne.  Il y a un Parlement et un Gouvernement, et surtout un budget.  Pourquoi l’Enseignement est-il tellement meilleur en Flandre qu’en Communauté française ? Ce n’est pas parce que les Flamands sont naturellement plus intelligents que les Wallons. C’est tout simplement parce que, depuis le début des années 80, les Flamands ont massivement transféré de l’argent régional vers la Communauté pour financer leur Enseignement.  C’est que du côté francophone on n’a pas agi de la même manière.  On l’a fait d’une manière très différente à mon avis, mais moins opérationnelle, mais ceci est une tout autre histoire.

Du côté francophone, c’est pareil.  On n’a pas fait la fusion des organes.  Cela a été fort controversé dans le monde politique pendant un certain temps. Pourquoi ne l’a-t-on pas faite ? On aurait évidemment affaibli Bruxelles en la faisant.  Qu’a-t-on imaginé ? Quelque chose d’assez compliqué, mais qui aboutit plus ou moins au même résultat. 

On a d’abord commencé à prendre des compétences de la Communauté française et on les a transférées à la Région wallonne, accessoirement à la COCOF, ce qui a rendu Bruxelles encore plus compliqué, mais c’était le prix à payer.  Puis, on a dit : «  cela en est fini avec le Parlement de la Communauté française élu séparément ».  Qu’est ce Parlement de la Communauté française aujourd’hui ?  Ce sont tous les députés wallons, sauf les germanophones, plus un certain nombre de députés francophones bruxellois. C’est un dédoublement fonctionnel au niveau des parlementaires.  Ce sont les mêmes personnes.  Au Gouvernement, se passe   la même chose entre-temps.  On peut être à la fois Ministre de la Région et de la Communauté, que ce soit en Région wallonne ou en Région bruxelloise, et le jour où on a désigné la même personne comme Ministre-Président, l’autre même personne comme Ministre des Finances, et l’autre même personne comme Ministre des relations extérieures, on a évidemment symboliquement fait la même chose qu’en Flandre.  De plus, en 2009 pour la première fois pour le budget de 2010, le budget de la Région wallonne et de la Communauté française ont été fixés dans une séance commune des deux Gouvernements.  Cette année-ci, c’était déjà tout à fait routinier que cela se passe ainsi, et le Ministre se ventait même de tous les transferts qu’on faisait d’un côté à l’autre, jusqu’à la gestion de la trésorerie, si trésorerie il y a encore, pour dire qu’en fait tout  a été intégré.  Du côté francophone, toutes proportions gardées, on est également parvenu  à plus ou moins fusionner les choses, mais suivant une autre méthode. C’est indispensable pour l’efficience, et cela doit encore aller et ira plus loin. 

Pourquoi  vous dis-je à nouveau cela, tout comme pour Bruxelles tantôt ?  Parce que cela a des conséquences fondamentales pour la Communauté germanophone. Au milieu de tout cela, la Communauté germanophone se trouve  vraiment coincée… Pourquoi ?  Car en 1970 et 1980 déjà, on nous a dit : « Vous avez les matières  communautaires, et dans ce domaine, vous faites ce que vous voulez, mais pour tout ce qui est régional, c’est la Wallonie qui décide chez vous ! ».

Evidemment, on ne peut pas faire une politique cohérente si on n’a pas également, à côté des matières communautaires, certains leviers de politique régionale.  De plus, les gens ne comprennent plus.  L’essentiel est l’efficacité de l’action politique.  En 1981 déjà, on a commencé à changer la Constitution belge pour rendre possible le transfert de compétences régionales de la Région wallonne vers la Communauté germanophone. C’est exactement le contraire de ce qu’on a fait dans les années 90 pour certains transferts de la Communauté française vers la Région wallonne.  Dans notre cas, ce n’est pas la Communauté qui abandonne des compétences à la Région, mais c’est la Région qui transfère des compétences à la Communauté germanophone. Il a fallu dix ans avant d’arriver à mettre cela  en œuvre.  Depuis lors, la compétence des Monuments et  Sites, la compétence de l’Emploi et la compétence du Financement général de la Tutelle sur les Communes ont été transférées à la Communauté germanophone.  Aujourd’hui déjà, la Communauté germanophone exerce des compétences régionales très importantes. Et elle continue aussi à exercer des compétences importantes que la Communauté française a transférées à la Région wallonne, telles par exemple que la Santé, les Handicapés, l’Aide sociale, la Formation professionnelle, le Tourisme, pour ne citer que quelques exemples.  

Nous avons là, une drôle d’asymétrie.  La Communauté germanophone, qui a toutes les compétences communautaires plus un certain nombre de compétences régionales, veut  en avoir encore quelques-unes en plus. Même s’il y avait la paix complète en Belgique, nous voudrions avoir tout de suite ou le plutôt possible la compétence pour  l’Aménagement du Territoire et le Logement.  C’est très complémentaire du le reste.  Il faut voir aussi le problème de la Région wallonne, qui elle, exerce certaines compétences régionales chez nous et d’autres pas, mais qui ne peut pas les exercer en synergie avec les compétences communautaires, comme elle le fait avec la Communauté française. C’est un imbroglio invraisemblable. 

C’est pour cela que nous disons que si on ne fait rien, à la longue, il deviendra complètement impossible de continuer à fonctionner de cette façon.  Nous avons été conduits, depuis quelques années, en fait depuis 2008, à dire que nous avons maintenant, comme Communauté germanophone, 30 années d’expérience et que nous savons un peu de quoi nous parlons. Nous avons été créés en 1973 sous une première formule, et depuis 1984 nous fonctionnons sous la formule actuelle. Et en observant ce qui se passe en Belgique, à la fois avec des transferts supplémentaires vers les entités fédérées, et surtout, du côté francophone, avec cette synergie qui va toujours plus loin, nous avons conclu que nous n’avions qu’un choix : Si nous ne voulons pas disparaître et devenir une sous-entité quelque part en Wallonie,  nous devons dire que nous sommes prêts à assumer toutes les compétences que l’Etat belge a confiées par le passé ou confiera dans les années à venir à des entités fédérées. 

Ceci  me conduit à une formule un peu imagée. Le compromis sur Bruxelles, on peut vraiment le qualifier de « quadrature du cercle » (qui est mathématiquement impossible pour un certain nombre de raisons) qui  a été réalisée en politique. Bruxelles c’est la quadrature du cercle, mais cela fonctionne.  Il faudra faire un même exercice mathématique avec la Communauté germanophone. Les Flamands veulent une Belgique à deux ; les Wallons une Belgique à trois ; il faudra arriver à la formule : 2 + 3 = 4. 

On n’aura pas le choix.  L’évolution ira nécessairement dans ce sens-là, parce qu’il n’y aura pas de Belgique si Bruxelles n’a pas son autonomie.  C’est clair.  Deuxièmement, du point de vue des principes, on n’arrivera pas à maintenir la Communauté germanophone comme une entité opérationnelle si elle n’a pas le même statut. Maintenant, on peut discuter sur certaines modalités,  c’est autre chose. Le principal argument qui est parfois utilisé contre cela est évidemment celui de la taille. J’en ai parlé au début.  J’ai expliqué qu’être plus grand ou plus petit, c’est quelque chose qui est dû à l’Histoire et non pas à  la volonté.  Evidemment, c’est un défi.  Assumer le genre de compétences que nous avons déjà aujourd’hui ou que nous aurons demain, est un grand défi pour une petite entité comme la nôtre.  Il y a des avantages, on peut faire certaines choses beaucoup plus simplement, plus efficacement, mais c’est un grand défi aussi, chaque fois qu‘il faut des effets de seuils pour agir. Il faut renforcer les points forts et essayer de dépasser les faiblesses. Nous sommes assez bien préparés pour ce faire.  Nous y travaillons un peu tous les jours, mais ce n’est évidemment pas une chose très simple.

L’Histoire, finalement, nous ne laisse pas d’autre choix, j’en suis profondément convaincu. Ce point de vue est d’ailleurs partagé de façon unanime par  tous les six partis germanophones. Il y a parfois des différences dans les nuances sur d’autres aspects, mais, sur ce que j’ai dit aujourd’hui, il y a unanimité.  Et puis,  l’Histoire joue un grand rôle dans ceci.  Je  suis là aujourd’hui non seulement (je l’ai dit tantôt) parce que mon père a pu partir à temps de Stalingrad quand il a été enrôlé de force là-bas, mais aussi parce qu’il y a eu le Traité de Versailles. 

Si le Traité de Versailles n’avait pas fait changer la frontière, on ne discuterait pas de ce problème aujourd’hui.  Si la Belgique n’avait pas été changée en Etat fédéral après la Deuxième Guerre Mondiale, on n’aurait pas non plus tout ce débat,  le statut actuel de la Communauté germanophone n’étant qu’un sous-produit du fédéralisme belge.  Sans ce fédéralisme belge, on aurait le même statut d’autonomie que les Sorbes en Saxe et Brandebourg, la minorité Danoise au nord du Schleswig-Holstein ou les Allemands en Hongrie. On n’aurait certainement pas le statut qu’on a aujourd’hui.  Ceci c’est l’Histoire.  Moi, je dis toujours qu’il faut être d’une grande modestie face à l’Histoire, il faut l’accepter telle qu’elle est, en en tirant des leçons et en essayant de la valoriser pour le futur.  C’est vraiment mon intime conviction que la Belgique a encore un avenir plus glorieux devant elle que ce qu’on peut parfois craindre quand on voit l’évolution actuelle.

Chacune des cinq étapes que nous avons vécues avec la fédéralisation de la Belgique depuis 1970 a été un succès. La plus grande crise que nous ayons jamais eue, est celle dont j’ai parlé tout au début.  C’était le Pacte d’Egmont.  Imaginez-vous qu’a l’époque tous les présidents de partis (et ce n’était quand-même pas des personnalités de deuxième zone qui ont signé cela) avaient marqué leur accord, puis ils se sont quand-même fait descendre au Parlement.  C’était une grande crise.  Pour moi, c’était la plus grande crise qu’on n’a jamais connue en Belgique.  De là sont nées les lois de 1980.  Ensuite cela a évolué, on peut dire que c’est du bricolage, mais cela a évolué.  Et le résultat n’est pas si mauvais, j’en suis un peu la preuve par l‘absurde. 

Nous n’avons pas de Gouvernement fédéral depuis le 13 juin. Si nous sommes honnêtes, nous pouvons même dire que nous n’avons plus de Gouvernement fédéral vraiment opérationnel depuis 2007. Il y eut de nombreux épisodes, dont je suis d’ailleurs une des figures les plus exotiques. En effet, pour que tout le monde puisse partir en vacances, j’étais là pendant l’été 2008, j’avais été désigné parmi d’autres comme Médiateur Royal. C’est assez étonnant de voir le Roi désigner des Médiateurs, alors qu’il y a un Gouvernement qui, en principe, est pleinement en activité.  On pourrait même, si on était mal intentionné, poser la petite question suivante en tant que juriste : « Cela est-il juridiquement possible ? »  Je crois qu’il vaut mieux ne pas la poser. Mais en fait, cela ne tourne plus très rond depuis 2007, à vrai dire depuis 2001. 

Je me souviens encore très bien (et c’est d’ailleurs un des épisodes les plus particuliers de ma vie politique), c’est durant les nuits de Lambermont quand on a négocié les accords de Lambermont.  Déjà à ce moment-là, on a transféré une grande autonomie financière aux Régions. Je suis étonné de voir que personne n’en parle actuellement ou ne s’en serve comme argument. Il faut savoir que le budget wallon d’aujourd’hui est déjà à 30% des impôts spécifiquement régionaux que la Région peut supprimer ou augmenter comme elle veut. On n’invente donc pas vraiment quelque chose de nouveau  actuellement. Une chose était déjà claire à l’époque : les Flamands voulaient beaucoup plus. 

Ils venaient juste de voter leurs résolutions de 1999, cinq résolutions  votées avec une très large majorité, et on avait convenu qu’on allait continuer à discuter après les lois de Lambermont.  Ensuite le mécanisme s’est enrayé pendant dix ans, principalement le dossier de Bruxelles-Hal-Vilvoorde qui avait pris la relève du dossier des Fourons. En effet, la problématique des Fourons avait été réglée par le droit de vote pour les Etrangers ressortissant de l’Union Européenne. On a plus de Néerlandais maintenant aux Fourons et ils ont réglé le problème de cette façon-là.  Alors, tout s’est focalisé sur Bruxelles-Hal-Vilvoorde. C’est un plus grand problème encore, mais ce n’est quand-même pas le problème le plus important du monde.

Pensez d’ailleurs un peu à ce qui se passe depuis le 13 juin.  Qu’est-ce qu’on n’a pas parlé de BHV pendant des années!  Depuis lors, on n’en entend presque plus rien. On en parle encore, mais chacun sait aussi, même s’il n’est pas dans le secret des dieux, que la solution sur BHV est déjà prête depuis longtemps. La question est de savoir qu’il faut la sortir au bon moment.  Depuis le début de ce siècle déjà, les choses tournent un peu en rond, c’est un peu comme la toupie, si vous voulez.  Vous connaissez tous ce jouet : on pousse, et puis il tourne, il fait même de la musique, mais la pointe ne se déplace presque pas.  C’est cela qui se passe depuis 2001.

La sixième phase de la réforme de l’Etat est déjà en gestation depuis ce moment-là. Jusqu’en 2007 c’était le blocage total avec  comme summum, des partis flamands qui disaient que sans grande réforme de l’Etat ils n’iraient pas au Gouvernement et des francophones qui disaient qu’ils n’étaient demandeurs de rien.  Leterme a eu, d’ailleurs il l’a cru, je crois, tout à fait sincèrement, l’idée de dire que pour régler ceci, il fallait cinq minutes de courage politique. Je suis certain qu’il l’a cru vraiment.  Il s’est évidemment trompé. Il l’a d’ailleurs payé très cher. C’est depuis là que les choses sont en train d’évoluer mais n’aboutissent pas.  Nous sommes toujours dans ce processus-là.  Etudiez chacun des jours, chacune des phases depuis juin et vous allez découvrir qu’on peut presque toujours prévoir ce qui va se passer. Si on observe bien ce qui est advenu par le passé en Belgique, c’est ce même compromis à la belge qui a des difficultés à aboutir, qui nécessite une grande dramatisation avec des hauts et des bas, des séparations, des réunions, des positionnements dans tous les sens, et qui, à un moment déterminé,  arrivera sur la table. C’est toujours la même chose. C’est un processus très compliqué, personne ne comprend vraiment,  personne non plus ne perd la face tout à fait définitivement, et en fin de compte, cela fonctionne.  

Je vous ai expliqué le compromis le plus difficile qu’on ait fait en Belgique, celui sur le statut de Bruxelles avec la bicéphalité asymétrique, des entités fédérées et tout le système bruxellois. Tout cela fonctionne ! A quoi allons-nous arriver maintenant ? Ce sera quelque chose de la même nature.  Il n’y a pas vraiment d’autres choix que celui-là.  La preuve par l’absurde que cela marche quand-même peut être faite de manière très simple, comme je l’ai déjà dit. 

Je vous ai expliqué aussi que nous n’avions pas de Gouvernement depuis le 13 juin, , en réalité presque depuis 2007. Encore qu’au moment de la crise financière, le Gouvernement belge n’a pas si mal réagi, il faut quand-même le souligner. On peut bien sûr discuter sur des modalités, mais nous n’avons pas été moins bons que les autres.  Malgré tout, la Belgique fonctionne !

Avez-vous l’impression que la population est dans un climat de pré-révolution ?  La présidence belge s’est  parfaitement bien déroulée.  Que prouve tout ceci ?  Cela prouve au moins que le fédéralisme que nous avons eu jusqu’à présent a quand-même quelques qualités : en effet le pays fonctionne.  Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.  Je ne dis pas que cela peut durer éternellement de cette façon.  Mais les choses  peuvent durer un certain temps quand-même, parce que ce qui est en place n’est pas si mal que cela. 

Evidemment, il faut à un moment déterminé un Gouvernement fédéral, sinon le pays ne continuera pas à fonctionner correctement ne fusse que parce qu’il doit répondre aussi à certains défis extérieurs. Il faut élaborer un budget, prendre des mesures d’économie très importantes. Il faut aborder les défis démographiques. Tout ceci nécessite, à un moment déterminé, un Gouvernement fédéral. Mais néanmoins, la situation actuelle peut persister un peu sans qu’elle ne se   détériore complètement.  Ce qu’on a imaginé jusqu’à présent n’est pas si mauvais que cela, le tout est maintenant de trouver une formule qui permette de retrouver un nouvel équilibre.  D’ailleurs, je ne le dis pas parce que ce terme a été inventé pour la première fois à ce moment-là, mais en 2008, quand on était Médiateur, on a eu cette idée de changement de centre de gravité avec un nouvel équilibre, avec plus d’autonomie, de responsabilités et de compétences pour les entités fédérées, avec le maintien d’une solidarité.  C’est cela la solution.  Il n’y en a pas trente-six autres.  Le problème est comme toujours dans le détail, en allemand on dit : « Der Teufel steckt im Detail ! ».  C’est le cas ici, avec ceci de particulier que les élections de 2010 n’ont pas facilité les choses. 

Il y a d’abord le fait que du côté de la Communauté française et de la Région wallonne, le problème du Leadership est retourné dans la situation antérieure. C’était un élément nouveau que les libéraux deviennent le parti le plus fort en Wallonie. En 2010 cela a changé, mais ceci est encore de la politique classique finalement.

Le grand changement s’est produit du côté flamand.  Le parti N-VA qui n’a pu naître des cendres de la Volksunie qu’à cause du Cartel de 2003, est devenu le parti le plus fort et il a massacré son ancien allié du Cartel.  C’était déjà une petite révolution en soi et cela n’arrive pas tous les jours dans le paysage électoral européen.  Mais qui plus est, ce parti-là n’est pas n’importe quel parti ! C’est un parti dont les statuts prévoient officiellement la disparition de la Belgique et une Flandre républicaine autonome.  C’est écrit noir sur blanc. Evidemment, comme disent les dirigeants du parti, ce n’est pas un objectif immédiat mais on ne peut quand-même pas faire comme si cela n’existait pas dans les statuts de ce parti. Ce n’est d’ailleurs pas un crime contre l’humanité. On peut être en faveur de la disparition d’un pays et de la création d’un nouveau. Si non, les Belges seraient vraiment mal placés pour le dire, je l’ai expliqué également.  En 1830, c’était un peu semblable, on a réparti  ce qui était envisageable, mais était-ce ce qui  était souhaitable et possible ?  C’est un autre problème. 

Personnellement, je trouve qu’il est encore incommensurablement plus difficile de procéder à une séparation de la Belgique que de trouver une solution maintenant. De plus, une séparation n’est pas vraiment souhaitable. Ceux qui rêvent d’une Europe des Régions se substituant à l’Europe des Etats n’ont rien compris à l’Europe.  Je prends un raccourci parce que je vois que je parle déjà depuis  54 minutes et 33 secondes. Je vis assez bien dans le milieu européen régional et local.  Je suis assez bien engagé au Comité des Régions, à l’Union Européenne, et aussi au Congrès des Pouvoirs et Régionaux, au Conseil de l’Europe. De plus, j’ai, depuis février, le plaisir de présider l’Association Européenne des Régions frontalières (l’ARFE). Ce sont vraiment les endroits où l’Europe des régions vit aujourd’hui.  Il n’y a personne là-bas, sauf quelques-uns, qui rêve d’une Europe sans les Etats. Les Etats ne sont pas prêts à disparaître.  Pendant les années quatre-vingt certains avaient cette illusion (je fais référence aux conceptions de Denis de Rougemont). La réalité d’aujourd’hui, c’est la Multi-Level Governance.  Le travail doit se faire à chaque niveau, il faut que l’ensemble soit le plus cohérent possible. 

 Partout en Europe on voit un grand renforcement de la dimension régionale.  C’est vraiment extraordinaire, en terme de pouvoir, même en France, les régions  sont plus puissantes aujourd’hui qu’il y a 20 ans. D’ailleurs, il suffit de parler à Monsieur Masseret, qui croit même qu’elles sont plus puissantes qu’elles ne le sont réellement. C’est motivant et c’est important.  La France a aussi donné du pouvoir aux Régions. 

 Je prends volontairement l’exemple d’Etats centralisés. Je pense aux provinces aux Pays-Bas et à ce  qui se passe en Grande Bretagne. J’étais récemment encore en Irlande du Nord et nous  avons été plusieurs fois avec l’Association des Régions à Pouvoirs législatifs à Edinburg en Ecosse. Partout des choses se passent, même en République Tchèque, qui au début a créé des régions. J’ai assisté un jour  à une conférence à Budapest au cours de laquelle on expliquait cela. Les Tchèques expliquaient comment ils allaient procéder pour répartir le pays en régions afin d’optimaliser leur accès aux subsides européens.  Une chose comme celle-là est purement formelle. Je pense même à l’Allemagne où, après la Deuxième Guerre Mondiale on a retracé les frontières des Länder, non pas pour les rendre plus forts mais pour les affaiblir : tous les Länder qui ont un trait d’union dans leur nom n’avaient rien à faire ensemble : Nordrhein-Westfalen (Westfalen et Rheinland) ou Rheinland-Pfalz.  On a redécoupé l’Allemagne pour rendre plus difficile la genèse d’une Allemagne forte. C’est cela qui est à l’origine des Länder actuels.  J’ai assisté aux fêtes du cinquantième et du soixantième anniversaire de deux, trois de ces Länder. J’ai constaté que  les identités régionales telles qu’elles avaient été recomposées  étaient complètement différentes. 

 D’ailleurs, partout en Europe, on voit ce genre de phénomène s’accroître, mais ce n’est jamais quelque chose qui conduit à la disparition des Etats. Cela conduit à une autre identification. Plus il y a mondialisation, plus les gens ont besoin d’un encrage local, et l’encrage régional joue un rôle important.  Le tout est de savoir : Qu’est une région ?  Les Luxembourgeois belges sont-ils plutôt Luxembourgeois ou Wallons ? Je connais la réponse et vous la connaissez aussi bien que moi. Ce n’est donc pas à moi de la donner. Néanmoins, je dirai que cette identification est quelque chose de plus grand qu’une identification avec sa commune et de moins grand qu’une identification avec un Etat. Cela existe partout et rend cette scène européenne des régions aussi passionnante.

 A ce sujet, la Belgique est un exemple assez intéressant pour beaucoup de personnes. Nombreux sont ceux qui admirent le compromis à la belge et ses résultats.  Evidemment, ils s’inquiètent un peu et commencent à se poser des questions, parce qu’actuellement il est difficile de comprendre pourquoi nous n’arrivons pas à un compromis. La Belgique est toujours une success-story actuellement. Dans nombre de régions, surtout d’ailleurs dans l’Est de l’Europe, on regarde de très près ce qui se fait, pour savoir s’il n’y a pas des idées à copier. Dans les Balkans notamment, beaucoup  connaissent très bien l’exemple belge et se disent qu’ils pourraient peut-être s’inspirer de l’une ou l’autre chose que nous faisons pour solutionner les problèmes. Nous sommes vraiment sous observation, tout comme nous sommes observés de façon très inquiète par certains Etats comme l’Espagne, qui ne veut pour rien au monde voir la Belgique éclater. Parce qu’évidemment, elle aurait directement la Catalogne et le Pays Basque qui revendiqueraient la même chose.  Cet aspect de la relation avec l’Europe est complexe, mais la Belgique a encore vraiment une très bonne réputation. Nonobstant, il faudra bien qu’un jour pas trop lointain nous aboutissions à une solution. 

 Pour les germanophones, et je terminerai par là, tout ceci est évidemment une aventure extraordinaire.  Je suis très content d’avoir pu très largement passer ma vie professionnelle  dans ce contexte. J’ai commencé à faire de la politique dans les années septante, je suis devenu Député en 1981, je suis Ministre depuis novembre 1990.  Tout ce que j’ai vécu, à la fois au niveau de l’évolution de la Belgique et  au niveau de l’évolution de l’Europe (tout particulièrement au niveau de ce rôle des régions dans l’Europe qui se transforme), est extraordinaire. C’est passionnant et c’est une  chose que je n’aurais voulu rater pour rien au monde. Ma vie professionnelle m’a de plus permis d’être assez présent à de nombreux endroits, de vivre des tas de choses et surtout, de rencontrer  beaucoup de gens et de participer à de nombreuses évolutions.  C’est en cela aussi que je suis assez confiant finalement dans ce qui va se passer maintenant.  Nous aurons des moments très difficiles, très complexes, un grand défi se présente à nous en ce qui concerne l’évolution de la Belgique dans les mois à venir. Mais ce sera  passionnant. Moi en tout cas, j’ai dit à tout ceux que je connais, et qui se posent des questions à ce sujet : « Soyez sûrs d’une chose : La Belgique, vers la fin de l’année 2011, ne ressemblera en rien à ce que nous en connaissons aujourd’hui ». C’est un peu exagéré, mais il y du vrai là-dessous.

Je vous remercie de votre bonne attention !